Éditions Jacques Antoine Bruxelles, 1981 | Retour à la bibliographie |
LEILA |
Michel
Balard balance entre l'Afrique du Nord et l'Europe. L'intrigue qu'il a
vécue aux confins du désert n'a pas d'analogue dans le pays des
béguinages et des brumes précoces. Par ailleurs, le temps n'accorde
aucun délai à celui qui défraie la chronique amoureuse et qui s'obstine
à trouver dans un visage unique la tête d'obsidienne d'une femme
inventée. Et les ennemis qui surgissent en Belgique et en Tunisie ne
présentent pas plus de résistance à la colère que les femmes au
souvenir. Le sublime de la vie rêvée retrouve alors le grotesque des
gestes quotidiens. Pour combattre la folie qui le guette, Michel Balard
retourne inlassablement les cartes de son destin ; c'est qu'il renonce
à maîtriser les jeux immédiats du temps présent pour la réalité
douceâtre et opiacée. |
EXTRAIT |
À Gafsa, il était nécessaire de cravacher le temps qui passe, de le fustiger, d'inventer à chaque moment de la journée un jeu de hasard, une musique, une page pour que le piège de l'ennui et du silence ne se referme pas sur nous. Les Arabes, eux, se contentent de l'assumer, leur temps, en se référant aux courbes du soleil, aux lignes du « mektoub ». Le geste de porter un objet d'un point à un autre, celui de puiser l'eau, le mouvement des corps entre les palmiers et les murs chaulés, le claquement sec du domino sur la table d'une terrasse, l'appel du muezzin, la découverte de la femme au sortir de l'adolescence, le passage résigné d'une servitude à l'autre, le sacrifice du mouton dont le sang est aussitôt oublié par le sable, autant de repères entre la pauvreté d'ici et la richesse de là-bas où l'idée seule de la vie subsiste et règne. Plus encore que la langue, l'expression, la tonalité, l'intensité d'une incantation nous étaient étrangères. Au-delà de la communication élémentaire, « alimentaire », rien n'était vraiment possible! Ainsi l'enfant qui chantait sous un porche, qui reprenait une étrange mélopée, de très longues heures et que rien ne semblait pouvoir arrêter. |
La réussite de Joiret, c'est de parvenir à concilier une méditation sur l'échec fatal, la rupture, la non-communication avec une forme, qui demeure précise et régulière. Jacques De Decker, Le Soir * Étrange fascination de l'Afrique du Nord ! Son désert et son soleil, ses plages écrasées de soleil et ses ruelles surpeuplées nous avaient déjà livré un « Étranger ». Étrange et nouvel indifférent, Michel Balard, le narrateur de « Leila » est, lui aussi, un « héros » du refus et de la fuite, un être qui englue la solitude et qu'aveugle le soleil. Le clin d'œil est évident ! Tout comme Meursault, son attitude aux obsèques de son père — son père ? La mémoire parfois trahit la vérité ! — sera interprété comme de l'insensibilité : « Le pauvre homme ! Il est mort de chagrin ! Son fils ne lui rendait jamais visite ! ». Le récit de Michel Joiret n'est cependant pas un remake de celui de Camus et conserve toute son originalité. Il y a plus d'une façon pour le narrateur d'un roman d'être étrange(r) ! Balard s'analyse beaucoup. Sans cesse, il s'interroge sur les motivations de son comportement, sur le pourquoi de ses sensations, plutôt sur l'absence de sensations toujours plus fades et ternes que le souvenir. Et sans cesse il se tourne vers le passé, il fouille sa mémoire où « la purulence s'est installée... sans chasser le temps qui vient mais sans jamais vidanger les images, toutes les images cerclent la mémoire comme un reste de café dans la tasse... » Cette mémoire « c'est la cage, l'odieuse cage aux rats... qui viennent, qui rongent, qui remontent le temps, qui prennent le temps pour une échelle ». Cette mémoire tourmente, torture Michel Balard. Elle l'amène au bord de la folie, elle le pousse à refuser le présent, elle le drogue mieux que l'opium et atteint l'intensité d'images délirantes. Et si cette mémoire n'était qu'un rêve ? Celui de l'écriture qui mêle si insidieusement une enfance malheureuse entre une mère insipide et son amant pudiquement baptisé « Tonton », la découverte de l'amour dans les dunes et les brumes de la Mer du Nord, la perte d'Agnès en Tunisie, la fuite éperdue du temps? Celui de la narration qui, par son apparente logique et chronologie doit ordonner ce flux mouvant qui rejaillit ? L.M. Nord-Éclair * Une dérive envoûtante. Comme dans toutes les dérives, des éléments très divers se croisent, se heurtent, se séparent. Le roman de Michel Joiret conduit vers le croisement, le choc ou la séparation. Le Soir** * Il est Belge, écrivant en Belgique, édité en Belgique. Et malgré la quarantaine infiniment plus fragile et attendrie qu'un certain bourru des apparences, il est, dans le roman, ce que l'on peut appeler un jeune auteur, Michel Joiret. Nouveau venu même. Non que, jusque-là, il n'ait écrit. Mais il n'avait pas franchi le gué de la poésie et de quelques essais, dont un sur Ghelderode. Avec Leila, il rejoint, d'une première foulée, les meilleurs de nos romanciers. Et c'est Jacques Antoine qui l'accueille dans sa collection « Écrits du Nord », où nos écrivains d'aujourd'hui prolongent ceux qui, dans « Passé Présent », font davantage appel à nos mémoires et à nos fidélités. C'est un fort beau livre que Leila. Un livre que l'on ressent très au creux de soi, parce qu'il vient de très au cœur d'un homme marqué de profondes blessures et poursuivant des rêves inaccessibles, comme sont les rêves. Plus qu'un livre d'amour — puisque d'amour manqué — c'est un livre de tendresse et de révolte que celui-là. Tendresse pour une femme qui s'en va et pour quelques autres inscrites au plus heureux des souvenirs. Tendresse pour une terre qui, pourtant, n'offre que ce qu'elle est et n'est pas, nécessairement. ce qu'on y va chercher, l'Afrique. Tendresse universelle d'un écorché vif, qui ne parvient pas à bien donner ce qu'il a tellement à profusion. Révolte d'un être en fuite d'une vie où il ne peut vivre à hauteur de ses rêves. Il y a tout cela dans le livre de Michel Joiret. Et tout cela s'y trouve exprimé avec tant de sincérité qu'on peut difficilement penser que cela ait été puisé ailleurs qu'en soi. — C'est vrai, confirme-t-il, qu'il ya une grande part de vécu dans ce que j'ai écrit. Je crois qu'un premier roman est toujours un peu autobiographique. On y règle ses comptes avec soi. Mais, réglant mes comptes, j'ai organisé mon histoire de telle sorte que le lecteur puisse s'y retrouver et la reprendre pour lui. Ce n 'est pas un Journal, que j'aurais gardé pour moi. C'EST FRUSTRANT D'ECRIRE UN ROMAN C'est, en effet, une histoire que nous raconte Michel Joiret, qui aime la narration et s'y entend à nous entraîner à sa suite. Mais toutes les histoires de romans ne sont-elles pas un peu autobiographiques ? Peut-on facilement échapper à soi-même ? — Je crois effectivement, poursuit l'auteur, que les personnages tout à fait imaginaires sont rarissimes. Ou alors, ça ne correspond pas à une nécessité d'écrire. Mais dans les livres qui suivent un premier roman, on peut plus facilement faire des amalgames de caractères ou de traits de personnages rencontrés. On en reste insatisfait aussi. C'est frustrant d'écrire un roman. On a toujours l'impression de n'avoir pas tout dit ou pas bien dit ou mal cerné. Alors, on se met à écrire un autre roman pour corriger cette impression : Moi qui croyais n'être l'homme que d'un seul roman et revenir ensuite à la poésie, je suis enchaîné et en train d'écrire… mon quatrième. Un seul, toutefois, est publié. — Qu'est-ce qui pousse à devenir romancier alors que, jusque-là, on a été poète et enseignant ? — Ça s'impose comme une maladie. Ça me paraissait une démarche très neuve, parce que je voulais faire un roman qui s'appartienne et ne soit pas un mélange plutôt disgracieux entre la poésie et la prose. Pour le faire, il faut vider ses poches. Ce n'est pas facile du tout. Ça fait mal. On en pleure. On en transpire. On se violente. On néglige tout ce qui n appartient pas à ce qu'on écrit, tout ce qui est du quotidien. VLAN Né pendant la tourmente (le 31 janvier 1942), Michel Joiret qui passera dans quelques jours le cap de la quarantaine, a déjà une œuvre féconde derrière lui. Il a en effet été un véritable bourreau du travail, de l'écriture, qu'il a maîtrisée avec bonheur, fût-ce au prix parfois d'expériences qui le furent moins. Comme ce rendez-vous par exemple qu'il effectua auprès de ce père maghrébin à qui il rendait visite pour apprendre le décès d'un de ses entants. Et dans » Leila », un nouveau roman qu'il vient de faire paraître aux Editions Jacques Antoine. Michel Joiret, se trouvant à Gafsa. explique comment il « avait fait fausse route » en rendant visite à ce père arabe auprès de qu'il voulait savoir pourquoi Khaled était mort. Et Michel Joiret écrit : « “II est mort mardi (II compte sur ses doigts) il y a deux semaines, m'a dit son père, un bédouin assis au centre d'une natte dans une maison très éloignée du lycée, où je m'étais rendu sans peine. Mais il me reste encore six garçons et deux filles, ajoute-t-il en souriant, la femme s'habituera...”. Alors, je me suis assis sur la natte, à ses côtés, et nous avons bu en silence le thé à la menthe que nous servait l'une de ses tilles. J'accédais difficilement à cette irrévocable logique de l'oubli, du trépas. » Dans ce premier roman qu'est Leïla, Michel Joiret aborde une nouvelle manière de s'exprimer. Il avait avant cela été l'auteur de nombreux autres ouvrages, dont le premier, une bibliographie, " Un Temps d'Amour et de Voyage", était paru en 1961, aux éditions du Phalanstère de la Poésie. Michel Joiret n'avait pas encore vingt ans en ce temps-là. C'était prometteur. Et cela fut. Pour s'en convaincre, il suffit de jeter un coup d'œil sur son abondante production : quinze bibliographies, trois essais, dont « La Poésie française de Belgique de 1880 à nos jours», en collaboration avec le professeur Robert Frickx, Nathan-Labor, Bruxelles, en 1977. Leila fait entrer Michel Joiret dans le monda des romanciers, lui qui fut essayiste et poète avant de nous offrir le fruit de ses méditations sous un aspect neuf et combien attachant. Pourtant, lorsqu'il écrivit Leila, Michel Joiret ne savait pas où ce travail le conduirait et il le disait lui-même il y a peu : «Je ne savais pas, quand j'ai commencé à écrire » Leila, si l'en ferais un roman. C'est n entendant les autres que j'ai conclu qu'il s'agissait bien d'un roman. Pour moi, c'est une histoire, une intrigue. » Cette intrigue, elle existe et on la ressent en disséquant le texte de Michel Joiret, lorsqu'il fut jeune “prof” envoyé en Afrique du Nord. Et il ajoutait : « C'est un livre qui repose sur la mémoire, le personnage central avance sur la quête du passé. Un mouvement en Afrique du Nord, un mouvement en Belgique. Et on refait la comptabilité sur son passé. C'est, en d'autres termes, un personnage qui recherche son identité. » Au fait, Leïla, qu'est-ce ? Laissons Michel Joiret vous l'expliquer : « II est toujours important de trouver un titre lorsqu'on écrit un ouvrage, quel qu'il soit. Leila est un prénom féminin qui signifie “Les douceurs de la nuit”. Pour parler de Leila, il faut avoir trouvé peut-être une espèce de séduction en cette lointaine terre Outre-Méditerranée. » Le héros de ce roman est d'ailleurs empreint des nuits africaines. À certains égards, on pourrait croire qu'on retrouve dans Leila un côté autobiographique. Est-ce possible ? Pourquoi pas, même dans la vie Intime de certains personnages. En lisant Leila, vous apprendrez ainsi à connaître Michel Balard, Agnès, Philippe, Chantal et Fatma, mais aussi Gafsa, La Goulette, les Bédouins, Sousse. Vous entendrez Ie muezzin chanter. En lisant les dernières lignes de Leila: « Je m'êcrase sur ma table de travail, dans un désordre de poèmes, de coupures de presse, de factures, de bouquins et de mégots. Le jour est cru soudain. Le cœur s'apaise. Je me lève, rallume ma pipe et jette mon imperméable sur une chaise... » C'est Michel Joiret qui s'est remis au travail. Leila, c'était hier. Demain, ce sera La solitude restituée, ou La paix des chiens. Sa plume court, et ne s'arrête pas. André AUQUIER |